Elodie, l’exploratrice sensible

elodie dj altertango

Elo-dj : l’invitation à jeter des ponts, à ouvrir les horizons… Comment le tango est-il entré dans ta vie ? À l’époque où le tango a fait une première incursion dans ma vie, j’étais étudiante en littératures et civilisations hispaniques. Écouter des musiques d’Amérique Latine tout en bossant mes cours faisait parti de mon quotidien. Mais j’aurais très bien pu me contenter de dévorer les nouvelles de Julio Cortazar et rêvasser en écoutant « Cuarteto Cedron » et m’en tenir-là. Le problème, c’est que très vite, « quelque chose » m’est tombé dans les oreilles et le cœur, qui a fini par me pousser à aller voir du côté de la version en mouvement de cette musique. Quand je suis tombée sous le charme de « Sur », de Fernando Solanas, il m’a fallu plusieurs visionnements pour comprendre que ma fascination pour ce film était en grande partie due à sa musique, composée par Piazzolla.

En 97 ou 98, il y a eu un autre film, bien sûr, le « Tango » de Carlos Saura, mais je crois que l’envie de danser était déjà là, comme un virus inoculé par la beauté déchirante du bandonéon de Piazzolla. Quand une musique me « parle », qu’elle me touche et me « remue », littéralement, c’est plus fort que moi, il faut que j’apprenne à la danser. C’est donc avec une immense curiosité, proche de la fringale, que je me suis inscrite à l’atelier de découverte du tango argentin, qui s’est organisé la même année dans ma ville, Poitiers ; c’était au lendemain d’un spectacle mêlant tango et danse contemporaine : « A fuego lento », de Catherine Berbessou. De ce stage animé par deux interprètes du spectacles, je garde le souvenir émerveillé d’une approche en effet très contemporaine de cette magnifique danse de couple, qui est tout sauf une brillante démonstration de figures apprises par cœur ; plutôt une marche improvisée à deux où chacun des partenaires doit être à l’écoute de l’autre. C’est avec cette définition très ouverte que je suis ressortie de mon premier atelier de tango argentin, et cela a sans doute été pour beaucoup dans mon envie de poursuivre l’exploration de cette danse. Malheureusement, cela n’a pas été possible aussi vite que je l’aurais voulu, d’une part en raison de l’absence d’association permettant de suivre un enseignement régulier (le réseau était loin d’être aussi développé qu’il l’est aujourd’hui), mais aussi parce que j’ai continué mes études puis commencé à travailler à l’étranger.

C’est pourtant loin de la France, quelques années plus tard, que s’est produite ma 2ème « chute » dans le tango, cette fois la bonne, puisque je n’ai plus arrêté depuis.

Pourquoi le tango ? Que trouves-tu dans cette danse que tu ne trouves pas dans les autres ?
Pour moi, le tango, c’est un peu « un pas vers l’autre, un autre vers soi ». Une technique de danse à la fois incroyablement simple et exigeante qui me permet de retrouver la mémoire, de me reconnecter à ce que je suis, à mon histoire, tout en étant en dialogue avec l’univers et la sensibilité d’un autre. J’ai goûté à pas mal de danses différentes, mais aucune ne m’a donné ce que je trouve dans le tango : le plaisir de l’improvisation, comme dans le flamenco, mais à deux. Et sur des musiques d’une grande richesse, qui permettent d’explorer en mouvement toute la complexité des émotions d’une vie, en passant littéralement du rire aux larmes, et de la rage, à la joie. Tout ça dans une seule soirée !

 » Mes débuts en tango se sont donc fait sous le signe de l’éclectisme et de l’ouverture à tous les styles « 

Comment es-tu venue aux musiques néo-tango ?
La potion magique (et très addictive) des musiques non traditionnelles, je suis tombée dedans dès mes premiers pas en milonga. J’ai eu la chance de commencer à apprendre et pratiquer le tango en Turquie, où le lien des gens à la musique est très fort, et où le goût pour une musique ou une danse ne se fait pas à l’exclusion des autres, mais au contraire, se nourrit du contact avec tous les styles. Dans les milongas d’Ankara où j’allais, il y avait toujours une place accordée aux tangos non traditionnels. C’était en 2006, année de la sortie de 2 albums majeurs pour le tango dit « électro » : « Lunatico » de Gotan Project et « Narcotango »de Carlos Libedinsky, et les dj ne se privaient pas du plaisir de programmer leurs plus beaux morceaux très appréciés par les danseurs. Mes débuts en tango se sont donc faits sous le signe de l’éclectisme et de l’ouverture à tous les styles.

Pourquoi cette préférence pour les musiques autres que les tangos traditionnels ?
Parce que je trouve que ces musiques-là nous obligent à sortir de notre zone de confort. Travailler sur des tangos traditionnels, c’est très bien, ces musiques ont été écrites pour cette danse, ce serait une aberration de ne pas le faire. Mais je pense qu’il faut aussi savoir s’en éloigner, aller voir ailleurs, pour atteindre une autre dimension. L’idéal étant de faire des aller-retour réguliers entre les deux mondes. Ne pas s’enfermer dans un seul, devenir « bilingue », en quelque sorte, pour développer une plus grande richesse d’expression, au plus près de l’émotion.
Aujourd’hui, je privilégie les événements tango « ouverts » qui me permettent de faire de jolies rencontres humaines et artistiques sur de belles découvertes musicales. Pouvoir expérimenter un moment de poésie en mouvement avec quelqu’un qui partage la même philosophie du tango (et sans doute de la vie), c’est un tel bonheur…
À partir du moment où le rythme se prête à la marche tout en créant une ambiance, une tension propice à l’improvisation, pourquoi se priver du plaisir de danser sur les musiques qui nous font vibrer, quelles qu’elles soient ? Au nom de quoi devrait-on être privé de ça ? Au nom du respect des origines du tango et de ses traditions ? À ce compte-là, dans d’autres disciplines, il n’y aurait eu ni Picasso, ni Pina Baush, et les artistes et danseurs en herbe seraient toujours condamnés à subir les dicktats de l’art académique et de la danse classique.

Après la révolution Piazzola puis le renouveau amené par les groupes de Tango Nuevo, je n’arrive pas à comprendre la résistance de certains à intégrer ces musiques-là dans les bals, comme une variante à part entière du tango. (Il ne viendrait à l’idée de personne de bannir les milongas et les valses, sous prétexte que ce n’est pas du tango pur. Alors pourquoi s’obstiner à nier l’existence de nouvelles formes musicales, tout aussi intéressantes à danser ?) Si je peux comprendre le manque d’attrait pour ces musiques non traditionnelles, (le plus souvent en raison d’une méconnaissance des univers magnifiques qui existent dans le monde « néo », à des années lumières des morceaux électros-syncopés des années 2000 auxquels certains sont malheureusement restés), ce qui me gêne profondément, c’est la censure à laquelle sont contraints tous ceux qui ont envie de vibrer sur ces musiques-là aussi, et qui se voient privés d’une possibilité d’enrichir leur expression par la volonté de ceux qui n’ont pas cette sensibilité et/ou cette créativité.
Au fond, la vraie question, c’est peut-être tout simplement celle de la raison pour laquelle nous dansons. Pour se conformer à un rituel social, se rassurer avec un vague sentiment d’appartenance à un petit cercle fermé d’initiés privilégiés ? Ou pour briser des chaînes invisibles et mieux se relier à soi-même et aux autres ?

Et toi, pourquoi danses-tu ?
Je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Et puis un jour, je me suis pris la réponse en pleine figure : au beau milieu d’une tanda de Piazzola, soudain l’évidence (les vies dansent…).
Je danse parce que je n’ai pas pas le choix, parce que c’est le moyen que j’ai trouvé pour rester debout. Parce que je suis intimement convaincue, comme Pina Baush, que « si nous ne dansons pas, nous sommes perdus ». Et en effet, les ¾ du temps, nous le sommes, perdus….dans la course folle et trompeuse du quotidien, les masques que nous devons porter, les histoires qu’on se raconte pour pouvoir tout supporter…. La danse nous offre un de ces rares moments où l’on peut enfin tout lâcher, s’autoriser à être soi, à respirer, dire STOP, se retrouver….On danse parce qu’il est trop tard, ou presque, et qu’on le sait. Parce que les mots sont impuissants, que l’essentiel est indicible, et que le corps, seul, peut encore arriver à « dire », sans tricher ni mentir.

Comment es-tu passée de l’autre côté des platines ?
Ça, ce n’était pas du tout prévu ! Mais en y réfléchissant bien, ce n’est pas tellement étonnant.
D’avoir grandi entre la radio perpétuellement allumée de mon grand-père et les vinyles de ma mère (le meilleur des années 70) a sans doute largement contribué à faire de moi la « music addicted » que je suis aujourd’hui. Et comme j’adore danser, chaque fois que je tombe sur un morceau qui me donne envie de bouger, je l’ajoute à l’une de mes playlists imaginaires. Plus jeune, déjà, pendant des soirées entre amis, j’aimais bien mettre mon nez dans les CD pour participer à la création d’ambiances qui célèbrent le plaisir d’être vivants, ensemble. De là à passer « de l’autre côté », c’est une audace que je ne me serais jamais permise si un ami (merci Michel ! ) ne m’avait invitée à passer ce cap avec lui dans une soirée que nous avons co-musicalisée chez Altertango à Nantes, en mai 2018. Pour moi, ça devait juste être un « one shot ». Le problème, c’est que le plaisir presque enfantin qu’on peut avoir à trouver et assembler des morceaux pour créer des univers propices à l’improvisation est très addictif. Une fois qu’on y a goûté, on a qu’une envie, y retourner. Alors quand un autre ami (Alberto, à Angers) m’a proposé de le seconder pour un « after tradi-alternatif » où il ne pouvait pas être à la fois « aux fourneaux (pour offrir des pâtes aux danseurs affamés ) et aux platines », j’ai accepté, sans hésiter. Et comme ça s’est plutôt bien passé, l’envie de continuer un peu à fait son chemin dans ma tête. Malgré mes compétences limitées en informatique et mes réticences à me retrouver sous les feux des projecteurs… Mais j’ai eu tellement de bonheur à danser sur des univers à mille lieux de ce qu’on peut entendre dans la plupart des milongas, que je m’en voudrais de ne rien faire pour essayer de partager cela avec d’autres.

Comment conçois-tu tes programmations ?
Avant tout, au coup de cœur, et à l’oreille. Quand je tombe sur une musique qui me donne envie de la danser en bal, je vérifie qu’elle est vraiment dansable (même complexe, il doit y avoir une base rythmique qui permet la marche), puis j’essaie de trouver quel autre morceau pourrait l’accompagner. Car je tiens à proposer des tandas cohérentes, avec une unité de rythme et de couleur émotionnelle ; ce qui est assez facile en traditionnel, mais bien moins évident en alternatif, où il est très rare de pouvoir proposer 3 morceaux du même auteur. J’essaie donc de les regrouper non seulement en fonction du style de musique mais aussi selon le type d’énergie et d’ambiance qu’ils dégagent, afin de permettre aux danseurs d’entrer progressivement dans une émotion, de l’explorer et d’en avoir fait le tour quand la tanda s’achève. En traditionnel, toutes les valses m’enchantent et les milongas me font jubiler. Côté tango, j’ai un faible pour Di Sarli, De Angelis, Hector Varela et Pugliese . En « néo », je suis fidèle à mes premières amours (Piazzola, Gotan Project, Carlos Libedinsky), mais ma préférence va aujourd’hui aux morceaux qui ne sont pas du tout du tango. Dans mes playlists se côtoient des univers aussi différents que ceux de Yann Tiersen, Ibrahim Maalouf, Yasmine Levy, Lhasa, Massive Attack, Agnes Obel ou Ludovico Enaudi. Pas de limites au plaisir de la découverte. Les deux seules conditions qui président à mes choix : un rythme adapté à la marche, et un « je ne sais quoi » qui provoque le trouble et l’envie de danser.
En tant que DJ en herbe, je n’ai pas d’autres ambitions que de (re)donner à tous la possibilité de s’exprimer selon sa sensibilité, tout en contribuant à sortir le néo-tango du ghetto dans lequel certains aimeraient bien le tenir enfermé… Ma proposition, c’est d’ouvrir un peu nos horizons, déconstruire les murs et jeter des ponts entre les styles de tango et si possible, entre les danseurs…Parce que cette histoire-là, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, de toute façon, personne n’en sortira vivant. Alors à quoi bon perdre son temps et son énergie en querelles inutiles ? Cessons de chercher à avoir raison à tout prix, et profitons-en pendant qu’il en est encore temps. Quelle meilleure façon de célébrer la vie que de partager des moments de joie dansée entre ami-es ? (« Dansons, dansons, sinon, nous sommes perdus »).

Elodie – décembre 2018